Dans une interview exclusive accordée à PAFO, Ibrahim Coulibaly, Président de la PAFO et de la PROPAC (Plateforme Régionale des Organisations Paysannes d’Afrique), livre un témoignage fort, à la fois personnel et politique, sur l’état de l’agriculture africaine, les injustices systémiques qui freinent son essor, et les voies d’espoir pour les générations futures.
Originaire d’un village malien, Ibrahim Coulibaly incarne le paradoxe africain : un homme qui, bien qu’issu d’une famille instruite grâce aux sacrifices imposés par la colonisation, a choisi délibérément le chemin du travail de la terre. Son père, seul membre de sa famille envoyé de force à l’école coloniale, lui a transmis la possibilité d’une éducation. Mais c’est une image de sécheresse dans les années 70, de famine et de dignité bafouée, qui a éveillé sa vocation profonde : devenir agriculteur.
« J’ai vu ce que la faim faisait aux gens… Cette image ne m’a jamais quitté. »
Contre les attentes sociales et familiales, il tourne le dos à une carrière administrative pour embrasser un métier alors méprisé : celui de paysan. Un choix de résistance, mais aussi de vision. Car au-delà de la terre, Coulibaly a choisi un combat : celui de la reconnaissance et de la dignité des agriculteurs africains.
Un système hérité de la colonisation qui perdure
Selon lui, l’Afrique n’a jamais réellement rompu avec la colonisation. Les politiques agricoles restent dominées par une logique d’exportation : cacao, café, coton… des cultures destinées à générer des devises, au détriment des cultures vivrières locales qui nourrissent réellement les populations. Résultat : les États investissent massivement dans les cultures de rente, mais très peu dans la souveraineté alimentaire.
« On importe du riz bas de gamme pendant que nos producteurs ne peuvent pas vendre leur mil ou leur sorgho. »
Il compare avec admiration la Thaïlande, pays au territoire minuscule, mais qui a su nourrir sa population et exporter grâce à une politique agricole forte, structurée, cohérente. Un modèle que l’Afrique pourrait suivre — si les investissements étaient réellement dirigés vers les producteurs et leurs organisations.
La jeunesse en déshérence, un danger pour le continent
Le Président Coulibaly tire aussi la sonnette d’alarme sur la jeunesse rurale, qui fuit les campagnes en l’absence de perspectives. Sans soutien, elle devient vulnérable à l’exploitation, à l’émigration risquée, ou pire encore, au recrutement par des groupes armés.
« On ne peut pas demander à un jeune d’hériter de la misère de son père. Il
rêve d’autre chose. »Il appelle les décideurs africains à investir d’urgence dans cette jeunesse, avant qu’elle ne devienne une menace pour la stabilité du continent. Pour lui, une véritable politique agricole, décentralisée, transparente et équitable, est une réponse non seulement économique, mais aussi sécuritaire.
Transparence, justice et reconquête démocratique
L’un des messages les plus puissants de l’interview concerne la gestion des ressources publiques. Pour Coulibaly, la corruption endémique est le véritable ennemi du développement agricole.
« Il ne peut pas y avoir de secret autour de ce qui appartient à tous. L’argent public doit être géré avec transparence. » l dénonce la concentration des budgets dans les capitales africaines — jusqu’à 85 % dans certains pays — laissant les zones rurales dans un état d’abandon total. Routes impraticables, absence d’électricité, d’eau potable, d’écoles ou de centres de santé…
Comment espérer que les populations restent dans les villages dans ces conditions ?
Redonner sa noblesse au métier de paysan
Au-delà des chiffres et des politiques, Ibrahim Coulibaly appelle à un changement profond de perception : il faut redonner ses lettres de noblesse au métier de paysan. Il rappelle que malgré tout, les petits producteurs nourrissent plus de 80 % de l’Afrique, sans soutien, sans accès au crédit, et dans un environnement climatique de plus en plus instable.
« On ne peut pas continuer à piétiner ceux qui nous nourrissent. Le paysan africain est la colonne vertébrale du continent. »
Le pouvoir du vote, le pouvoir de changer
Enfin, il exhorte les mouvements paysans à prendre conscience de leur force politique : ils représentent la majorité électorale dans la plupart des pays africains. Leur voix, unie, peut imposer des politiques agricoles cohérentes, équitables, tournées vers les peuples.
Conclusion : Un appel à l’action collective
Cette interview est bien plus qu’un récit personnel : c’est un manifeste. Un appel à lalucidité, à la mobilisation, et à la réappropriation du destin agricole de l’Afrique. Loin du fatalisme, Ibrahim Coulibaly incarne une vision audacieuse, lucide et profondément ancrée dans la réalité des peuples.

